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Celui qui décortique les représentations produites par Friends (1/3)
Le contexte de production et de diffusion de la série
Friends, c’est une série diffusée aux Etats-Unis sur la grande chaine gratuite NBC entre 1994 et 2004. Elle raconte l’histoire de 6 jeunes gens qui vivent à New-York : il y a Ross, un paléontologue ; sa sœur Monica, qui est chef d’un restaurant ; et qui vit avec Rachel, une jeune femme pourrie gâtée qui va repartir de zéro et se construire toute seule une carrière dans la mode. En face de l’appartement de Rachel et Monica vivent Chandler, le meilleur ami de Ross, et son colocataire Joey, un comédien en mal de rôles. Enfin, les 5 sont aussi amis avec Phoebe, une jeune femme excentrique, qui fut la colocataire de Monica. Pendant 10 saisons, et donc 10 ans, la série a raconté avec humour les vies de ces 6 personnages.
Au printemps 2021, Friends est revenue dans l’actualité à travers une émission de retrouvailles des six acteurs et actrices principaux, diffusée aux États-Unis sur HBO Max. Cette plateforme est née de la volonté de Warner Bros, après d’autres studios comme Disney ou Paramount, de devenir eux-mêmes diffuseurs plutôt que de continuer à vendre les droits de diffusions de leurs productions à d’autres. Produit par la Warner Bros, Friends fait partie de son catalogue, et c’est donc tout naturellement que la série est diffusée aux Etats-Unis sur HBO Max, depuis son lancement à l’été 2020.
Avant d’être diffusée sur HBO Max, son diffuseur actuel aux États-Unis, Friends a été rediffusé sur une multitude de chaines locales depuis 2004, c’est ce qu’on appelle la syndication. En France, c’est de manière assez similaire que la série a été rediffusée, et continue de l’être, sur des chaines gratuites comme payantes… en ce moment, et depuis 2015, c’est le groupe TF1 (avec ses chaines TMC et TFX) qui a les droits de rediffusions. Cette même année, en 2015, Friends avait fait son entrée au catalogue de Netflix, d’abord en Amérique du Nord puis progressivement dans tous les territoires où la plateforme est présente. Et c’est son entrée dans le catalogue de Netflix qui a permis à la série de rencontrer un nouveau public : celles et ceux désignés comme appartenant à la « génération Z », né·e·s entre la fin des années 1990 et le début des années 2010.
Depuis 2015, et la diffusion de la série sur Netflix, différents médias ont publié des articles qui abordent des éléments jugés discriminants dans les représentations produites par la série. Souvent volontairement accrocheurs, ces articles décrivent la série comme grossophobe, sexiste, homophobe, transphobe, raciste et j’en passe… La question n’est pas tant est-ce que les critiques visant Friends sont légitimes mais plutôt pourquoi Friends cristallise ce type de critiques ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur son histoire… et sur l’histoire des séries qui la précède.
La place de Friends dans l’histoire des séries
Il est souvent dit de Friends qu’elle est une pionnière… ce qui est en parti inexact : Friends se place surtout dans une histoire de la télévision, et plus précisément dans une histoire des sitcoms, qui la précède. Ni son apparition en 1994, ni son succès immédiat et en suivant, ne sont dus au hasard : c’est aussi et surtout grâce aux sitcoms qui l’ont précédé depuis 50 ans que Friends a pu avoir du succès.
Le mot sitcom, contraction de « situation » et « comedy », désigne une série dont le genre principal est la comédie ; qui est diffusée de manière hebdomadaire ; dont les épisodes, diffusés en soirée, durent 30 minutes de temps d’antenne, publicité comprise ; et dont l’action met en scène un groupe de personnages dans un ou plusieurs décors récurrents.
A l’image d’I Love Lucy, l’une des premières sitcoms diffusées pendant les années 1950, le sujet dominant dans ces séries a d’abord été la famille traditionnelle, cette entité mythique qui serait à l’origine de la nation américaine dans leur imaginaire collectif. Preuve de son extrême popularité, lors de ses 6 années de diffusion, entre 1951 et 1957, I Love Lucy, a été 4 fois en tête du classement des programmes les plus regardés. Si aucune autre sitcom de l’époque n’atteindra ces niveaux d’audiences, I Love Lucy a influencé l’émergence de la sitcom familiale comme un genre à part entière, comme en témoigne des séries comme Father Knows Best ou Leave it to Beaver.
La première évolution majeure des sitcoms a eu lieu au début de la décennie 1970. C’est à cette époque que la bienveillante dérision sur la famille américaine qui était en place jusqu’alors dans les sitcoms familiales, s’est transformé en une véritable critique de ce modèle traditionnel. La série qui a amorcé ce changement se nomme All in The Family, créée par Norman Lear et diffusée de 1971 à 1979 sur la grande chaine gratuite CBS. Cette sitcom a innové en mettant en scène le personnage d’Archie Bunker : un véritable anti-héros.
En étant en tous points détestable, à la fois raciste, sexiste, bigot et j’en passe, Archie Bunker est en effet construit à l’opposé des pères ridicules mais bienveillants de la plupart des sitcoms familiales précédentes. Succès d’audience immédiat, All in The Family, encore mieux qu’I Love Lucy en son temps, occupera pendant 6 années consécutives la première place des audiences annuelles aux États-Unis, soit jusqu’en 1976.
Souhaitant capitaliser sur le succès d’All in The Family, la chaine CBS a fait naitre des séries dérivées de sa poule aux œufs d’or, parmi lesquelles Maude, en 1972, Good Times en 1974 ou The Jeffersons en 1975. Ces séries dérivées ont développé des personnages secondaire d’All in The Family, en mettant en scène des modèles familiaux différents de la norme télévisuelle : la famille blanche de classe moyenne, alors écrasante dans les fictions de l’époque. Si Maude met en scène la classe sociale supérieure blanche, les personnages de Good Times sont issus de la classe inférieure noire quand ceux de The Jeffersons sont membres de la classe moyenne supérieure émergente noire. Il est d’ailleurs à noter qu’à la fin de la saison 1974/1975, pour la première fois dans l’histoire de la télévision américaine, trois programmes qui mettent en scène une famille noire sont dans les trente meilleures audiences annuelles : The Jeffersons et Good Times donc, ainsi que Sandford and Son, diffusée depuis 1972 sur NBC, une autre grande chaine gratuite concurrente directe de CBS.
A la fin des années 1970, une sitcom a créé, bien malgré elle, un véritable schisme dans la généalogie du genre : Three’s Company, puisque c’est elle, une série diffusée sur la grande chaine gratuite ABC entre 1977 et 1984, fut la première sitcom à mettre en scène personnages principaux des personnages principaux n’ayant pas de lien de parenté… mais uniquement des liens d’amitié.
Dans les années 1980, c’est sur NBC qu’ont été diffusées deux sitcoms qui ont dominé les audiences : la première, c’est le Cosby Show, une sitcom familiale classique qui met en scène une famille noire de la classe moyenne supérieure diffusée entre 1984 et 1992 ; la seconde, c’est Cheers, diffusée de 1981 à 1993, une sitcom non familiale… dont les personnages ont seulement en commun d’être les employés ou les clients d’un même bar, qui donne son titre à la série.
Au tournant des années 1990, encore et toujours sur NBC, la sitcom Seinfeld, diffusée entre 1989 et 1998, a développé le genre de la sitcom amicale amorcé par Cheers, en mettant en scène quatre amis new-yorkais. Et c’est donc assez naturellement qu’en 1994, est apparu encore sur NBC, une nouvelle sitcom mettant en scène six amis New-Yorkais…
En mettant en scène un groupe d’amis et en se déroulant majoritairement dans un appartement New-Yorkais et dans un café, Friends emprunte bien évidemment les recettes qui ont fonctionné dans ses prédécésseuses Cheers et Seinfeld… mais aussi à une autre série plus contemporaine, Living Single, j’en reparlerai dans le troisième épisode de cette série.
Loin de ne faire que recycler des recettes narratives, Friends innove sur deux points : l’âge de ses personnages principaux, un groupe de vingtenaire, bien que ce fut déjà le cas un an plus tôt dans Living Single ; et l’ajout d’une dimension feuilletonante à la série. Les épisodes de Friends contiennent en effet toujours une histoire bouclée, mais aussi des arcs narratifs plus longs qui nécessitent que les téléspectatrice et téléspectateurs suivent la série semaine après semaine… comme un soap opera – ces feuilletons diffusés quotidiennement l’après-midi depuis les années 1950, dont les recettes narratives ont ensuite migré dans les programmes hebdomadaires de soirées dans les années 1980, comme Dallas ou Dynastie. Rajouter un côté feuilletonnant à une série, c’est donc une recette bien connue pour s’assurer d’avoir un public récurrent très nombreux… et force est de constater que cela a fonctionné : excepté sa première saison, où elle atteignit une 8ème place déjà plus qu’honorable, Friends a toujours fini dans les 5 meilleures audiences annuelles aux États-Unis, tous programmes confondus, pendant sa diffusion originale de 1994 à 2004.
Amorcé au début des années 1980 pour les séries dramatiques, c’est donc notamment grâce à Friends dans les années 1990 que les sitcoms feuilletonantes sont devenues la nouvelle norme du genre. Depuis, sans être nécessairement des pales copies de Friends comme c’est trop souvent dit, d’autres sitcoms feuilletonantes à succès ont émergé dans les années 2000 et 2010 : How I Met Your Mother et The Big Bang Theory ont, par exemple, comme Friends, mis en scène des groupes d’amis entre leurs 25 ans et leurs 35 ans. Mais malgré leur succès, ces deux séries n’ont jamais totalement éclipsé Friends, qui contrairement à beaucoup d’autre séries, a continué à vivre après sa diffusion originale de 1994 à 2004.
Friends : une série préhistorique et contemporaine à la fois
Pour beaucoup d’entre vous, Friends est une série intemporelle. Que vous l’ayez vue à la fin des années 1990 ou au début des années 2000 sur France 2, en rediffusions sur la TNT ou encore sur Netflix, vous pensez avoir vu la même chose. Mais, croyez-le ou non, les épisodes de Friends que vous voyez aujourd’hui ne sont pas les mêmes que ceux diffusés entre 1994 et 2004… En fait, et c’est ce qui a renforcé en partie son intemporalité, la série a été restaurée il y a 10 ans, en 2012. A cette époque, comme beaucoup d’autres séries qui lui sont contemporaines, Friends a bénéficié d’une amélioration de la qualité de l’image, remasterisée en HD, ce qui signifie Haute Définition ; et un passage du format 4/3 au format 16/9, soit du format majoritaire des téléviseurs dans les années 1990 à celui des années 2010.
Cette restauration en HD et en 16/9 pour Friends a été rendue possible parce que la série était tournée en pellicule et au format 16/9 – et qu’il était donc possible de scanner le matériel d’origine pour révéler une partie de l’image non exploitée à l’époque, du aux formats des téléviseurs. Ce choix du changement de format a aussi été adopté pour plusieurs autres séries des années 1990 et du tournant des années 2000 lors de leurs restaurations respectives, comme The Wire, Les Sopranos, Buffy contre les vampires, Urgences, X-Files ou Gilmore Girls… Il existe de rares exceptions de séries remasterisées en HD dont le format 4/3 d’origine a été respecté : parmi elles, La Quatrième Dimension, Twin Peaks ou Northern Exposure, connue en France sous le nom de Bienvenue en Alaska.
Beaucoup de séries des années 1990 et 2000, ayant une audience contemporaine potentielle, large ou plus ciblée, ont donc subi un changement de format lors de leur restauration dans les années 2010. Un choix discutable : comme si le public contemporain n’était pas capable de regarder une série dont l’image n’occupe pas tout l’écran… ce qui fait d’autant plus sourire quand on se rend compte qu’aujourd’hui, le format 4/3 revient à la mode au cinéma.
Alors certes, les tenues vestimentaires, la décoration, sont parfois des éléments qui laissent à penser que Friends n’est pas une série complètement contemporaine… Mais le standard d’image est si proche des séries actuelles, qu’il est difficile pour un téléspectateur ou une téléspectatrice qui découvrirait Friends aujourd’hui de penser que la série a commencé il y a presque 30 ans.
Et c’est un des grands problèmes qu’ont apporté les plateformes de vidéo à la demande : le fait que les contenus ne soient pas éditorialisés, pas hiérarchisés. Du premier coup d’œil, il est difficile de déterminer l’année de sortie d’un film ou d’une série que vous vous apprêtez à regarder sur Netflix ou sur Amazon Prime Video. C’est d’ailleurs au cœur de la stratégie de ces plateformes : proposer une uniformisation des contenus en surface, pour attirer le plus de public possible. Justement, savez-vous quelle est la série la plus ancienne que l’on puisse trouver sur Netflix à ce jour, en janvier 2023 ? Je précise, pour s’accorder avec le sujet de ce podcast, la série américaine en prise de vues réelles la plus ancienne. Il y a 3 séries de la franchise Star Trek – dont les diffusions ont débuté respectivement en 1966, 1987 et 1993 – Seindeld – débuté en 1989 – et Friends, qui est donc la cinquième série la plus ancienne présente sur Netflix. Ce n’est pas forcément mieux ailleurs… si l’on regarde les autres plateformes de SVOD, on ne trouve qu’une dizaine de séries plus anciennes que Friends, dont Melrose Place, Columbo et Sauvés par le gong sur Amazon Prime Video, Twin Peaks et Frasier sur Paramount +, NYPD Blue et X-Files sur Disney+, ainsi que Parker Lewis ne perd jamais et Les Envahisseurs sur MyCanal. Les séries antérieures à 1994, plus anciennes que Friends donc, comptent donc pour moins de 1% du catalogue de séries de ces plateformes… Et pourtant, il est toujours utile de le rappeler, les séries télévisées, dans leur forme actuelle, existent depuis la fin des années 1940 : oui, il y a eu une créativité télévisuelle avant Netflix, avant HBO… et même avant Twin Peaks !
Friends est donc l’une des séries les plus anciennes à laquelle le public français peut avoir accès sur les plateformes de vidéo à la demande par abonnement, et surtout, elle est de celle – avec X-Files et Twin Peaks – qui est disponible depuis le plus longtemps ! La plupart du temps, les séries anciennes ne restent pas longtemps au catalogue des plateformes, en témoigne par exemple la récente disparition d’Urgences de Prime Video.
A l’échelle du reste du catalogue de Netflix, Friends est donc une série préhistorique… mais grâce à sa restauration, la série a un standard d’image tellement proche des séries contemporaines qu’il est difficile de la prendre pour ce qu’elle est : une série qui va bientôt avoir 30 ans. En l’absence d’accès à beaucoup d’autres séries comparables, à savoir des séries qui datent de la même époque que Friends, il existe aujourd’hui des lectures contemporaines de la série qui sont… incomplètes ou fallacieuses. Pas forcément volontairement, mais par manque de connaissance de l’histoire de la télévision.
Une méthodologie pour une analyse critique mais juste d’une série ancienne
Alors, venons-en au vif du sujet : Friends est-elle une série grossophobe, sexiste, homophobe, transphobe et raciste ? Je vais mettre fin au suspense de manière prématurée en répondant à ma propre question rhétorique… Disons-le tout de suite avant de rentrer dans le détail : les reproches qui sont fait à Friends sont certes montés en épingle et parfois déformés, mais ils sont globalement justifiés !
Mon but, dans cet épisode, et comme dans les deux suivants, ce n’est pas nécessairement de me faire l’avocat ni des scénaristes de Friends ni des jeunes et moins jeunes spectatrices et spectateurs contemporains de la série, mais d’apporter un regard juste et non-complaisant sur cette œuvre. Alors, avant de rentrer dans le détail, attardons-nous sur un dernier point qui est à l’origine même du problème que je traite dans cette série d’épisodes.
Pour faire une analyse critique d’un film ou d’une série, on utilise souvent les mêmes outils : on décortique les images, les sons, les scénarios, les dialogues… pour essayer de donner du sens à ce que l’on regarde. Mais il existe quand même des différences… un film et une série n’ont pas la même durée ! Alors, quand on analyse une scène isolée d’un film de 2h, et qu’on détermine qu’elle développe une représentation raciste, sexiste ou homophobe… son importance n’est absolument pas la même qu’une scène d’un épisode de série. Dans son intégralité, Friends correspond à près de 100 heures de fiction. Réduire donc le propos de la série à une scène ou une blague ce n’est pas rendre service à l’analyse des représentations… c’est juste se tromper en tirant des conclusions d’une analyse microscopique.
Pour répondre sérieusement à la question « Friends est-elle une série grossophobe, sexiste, homophobe, transphobe et raciste ? », il faut en passer par trois étapes :
La première c’est de réaliser une analyse macroscopique de ces thématiques dans la série, c’est-à-dire… essayer de déterminer si, sur l’ensemble de ses épisodes, Friends est régulièrement et continuellement une série qui développe une vision discriminatoire… ou s’il s’agit d’exemples isolés, ou même au contraire des critiques de ces discriminations ;
La deuxième étape pour répondre à la question, c’est de comparer Friends à d’autres séries diffusées entre 1994 et 2004 : les représentations que génèrent Friends sont-elles en accord ou en décalage par rapport à celles produites par les autres séries de son époque ?
Et la troisième étape, quand on analyse chacun des sujets dans une comédie c’est de répondre à deux questions : de qui se moque-t-on ? et de quoi se moque t-on ? Souvent dans une sitcom, on se moque des personnages, qui nous font rire malgré eux. Mais ce qui détermine si ce type de séries met en scène des représentations positives ou négatives, c’est la deuxième question : de quoi se moque t-on ?
Rappelons pour finir sur cette méthodologie que le principe d’une sitcom depuis l’apparition de ce genre à la fin des années 1940 aux Etats-Unis, c’est de mettre en scène des personnages attachants ayant des défauts, et dont on se moque. Par exemple, tout à l’heure, je vous parlais du personnage d’Archie Bunker, héros de la sitcom des années 1970 All in the Family. Et c’est justement parce que la série se moquait de son personnage principal raciste, sexiste et bigot qu’elle développait un discours… allant à l’encontre de ces caractéristiques !